• Vin des ombres

    Le Beaujolais, quel miracle attire donc les consommateurs vers cette mixture corrosive et discutable ?

    Le Beaujolais se sert en société, chacun observe ce verre que les autres s'empressent de porter aux lèvres, direction le gosier, rebond aussi sec au cerveau par le mystère des voies sanguines et du nez. Puis les bouches libèrent chacune à leur tour un avis bien tranché, dont on veut irrésistiblement vérifier la valeur. On se surprend alors à porter soi-même le curieux breuvage aux lèvres, qu'il enflamme avant de labourer la langue et d'emporter les papilles aux enfers. Étourdi par l'affront gustatif, on se met à gémir le jugement, aussitôt démenti par les autres alentour.

    À l'unanimité, les verres s'emplissent à nouveau, afin d'être bien certain d'avoir raison, et de le conforter. Et l'on demande la mie, indispensable instrument de réinitialisation des gustatives de la langue chez tout œnologue autodidacte. Dans la foulée, un saucisson sec offrant sa consistance au pain blanc, ou de campagne, est aussi bienvenu. Et glou et glou, brûlures labiales, bombardement de la langue, gorge irritée, sang, nez, ou avec, on ne sait plus très bien, rendu. Lèvres engourdies, on reste hésitant, le goût foncièrement différent, où donc est ce tanin, y en a-t-il seulement un, et cette noix, cet humus, cette framboise ou vanille ?

    Hop, vérification, tintement des gemmes de Bacchus ! Des visages écarlates pointent leur bouche, une trompe tendue vers les rebords girons d'un verre trop plein. Et glou et glou et glou, et voici les flammes jusqu'au fond des entrailles, et l'esprit du vin qui remonte illico, direction la conscience, exigeant le rapport. Nom de… encore différent… l'abricot a disparu, modifié, depuis gant la poudeille esd-elle ouferte ? Il aurait paz édé drop aéré, le ffin, dides les zamiiiis ? 

    Les démons s'agitent, les goûts passent de l'un à l'autre, chacun croit reconnaître le même. À l'unanimité les juges, dont le visage offre désormais toutes les nuances de rouge, demandent réitération des impressions, le vin est une dimension sensorielle trop subtile pour s'abandonner à la négligence et au dilettantisme. Une autre et la même, conditions similaires, protocole infaillible, le même tire-bouchon l'ouvrira. Décompression, service, gouttes, lumière et profondeur de robe, et glou et glou et glou et… Les têtes instables observent au plafond mouvant quelques vaporosités et nuances mystérieuses. Les avis divergent encore, certains attrapent du regard un fruit flottant ici, d'autres soufflent un air boisé, légèrement piquant… Et le saucisson disparaît en rondelles, broyées dans les bouches et dégluties avec du pain.

    À la rupture du stock, l'assemblée trouve enfin la note consensuelle : cette année sera la bonne. On se félicite et congratule, on se dit à la prochaine fois, avant de louvoyer dans les vapeurs d'alcool. Hic et nunc. Amen.


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