• Les adeptes de numérologie sont sans doute en ébullition, car en plus d'avoir été exceptionnelle pour les cépages du vin bordelais, l'année 2016 se termine comme elle a commencé, par une foison de disparitions d'excellences dans divers domaines, notamment dans la musique, et de personnalités du quotidien culturel. 

    — Néo fantômes —

    Le chapelet funèbre de début d'année compte parmi ses grains le révolutionnaire de la pop culture David Bowie, puis Glenn Frey, Paul Kantner, Maurice White, Keith Emerson, Merle Haggar, Prince et son génie guitariste. Celui du terme n'en est pas moins surprenant, avec les décès de Fidel Castro en survêtement bleu, le suprême poète Léonard Cohen, la reine du funk Sharon Jones, ou bien encore Rick Parfitt, Greg Lake, George Michael, l'énigmatique Michèle Morgan, et récemment Carrie Fisher (princesse Leia de Star Wars), décédée d'une faiblesse cardiaque à 60 ans, sur le siège de l'avion la ramenant à Los Angeles, puis sa mère Debbie Reynolds quelques heures plus tard (cavalière de Gene Kelly), Liz Smith (Charlie et la Chocolaterie) et Claude Gensac. Ajoutons entre les deux périodes les disparitions de Shimon Peres, Elie Wiesel, le maître du signe Umberto Eco, le boxeur tacticien Mohammed Ali, Johan Cruyff, Michel Tournier, Alain Decaux et ses récits vivants, Jean-Pierre Coffe et ses critiques culinaires agitées, Maurice Dantec, le très cérébral et appréciable Michel Rocard, l'étrange Sonia Rykiel, les dessinateurs Marcel Gotlib, Siné et Steve Dillon, puis Christina Grimmie, Alan Rickman, Michel Galabru, le compositeur atypique Pierre Boulez, Heinrich Schiff, l'un des meilleurs violoncellistes de sa génération, Léo Marjane, l'une des introductrices du jazz en France, l'exceptionnelle Zsa Zsa Gabor, caricature de la star hollywoodienne, avec son appétit des diamants et des amants, Malek Chebel poète de la théologie musulmane, Bernard Fox (Ma sorcière bien aimée...), le photographe David Hamilton qui sublimait la puberté féminine, le cinéaste Pierre Étaix…

    Ajoutons de vénérables contributeurs du progrès humain, avec Donald Henderson qui avait permis d'éradiquer la variole, l'astronome français André Brahic, vif et lumineux, découvreur des anneaux de Neptune, l'écrivain Imre Kertész, survivant des camps de concentration et prix Nobel de littérature, l'astronome américaine Vera Rubin qui a contribué à la confirmation de l'existence de la matière noire, Henry Heimlich à qui l'on doit la fameuse technique du même nom contre l'étouffement, John Glenn, astronaute américain, le compositeur français Jean-Claude Risset, un des pionniers de la musique électronique par ordinateur, l'Italien Enzo Maiorca qui repoussa les limites humaines en apnée libre, et j'en oublie une bonne centaine.

    — Effacement physique des objets du vécu —

    Ces morts n'ont en soi rien d'exceptionnelles, sauf peut-être dans leur proximité et dans le fait qu'elles correspondent à la disparition d'une époque encore fraîche dans la mémoire collective. Car ces personnes très médiatisées sont inscrites dans le vécu de plusieurs générations, faisant partie de l'expérience existentielle de chacun d'entre nous, du moins jusqu'à un certain âge car le renouvellement des êtres humains entraîne des sauts générationnels inattendus, où le vécu des uns ne croise plus le vécu des autres, ou modérément. Nous avons là quelque chose de banal, de l'ordre de la disparition physique des objets du vécu, et qui chez moi, comme sans doute chez d'autres, résonne de façon particulière. Voilà donc une partie de mon vécu qui s'efface concrètement du réel, non que j'aie physiquement côtoyé ces personnalités à un moment de ma vie, juste indirectement par leurs activités, leurs œuvres et mon imaginaire. La mort les rend plus encore inaccessibles, surtout pour qui souhaite partager avec d'autres l'intérêt qu'il porte à une figure intellectuelle. Il me sera désormais impossible de prouver au quidam l'existence d'un philosophe comme Hilary Putnam autrement que par ses essais, et je ne pourrai plus discuter du génie décoratif de Ken Adam autrement qu'au travers de quelques films de Stanley Kubrick, pour lequel il œuvra. Autant de traces de mon vécu dont la validité du témoignage exigera une relation de confiance avec autrui, du fait de leur disparition du réel. Ne subsisteront comme preuves de leur existence, de la véracité de mon souvenir, donc d'une part du vécu, que des traces plus ou moins matérielles de leur passage, sous réserve qu'elles soient conservées, accessibles au public. 

    Et je devrai moi-même visiter les souvenirs de mon vécu dans une relation de confiance avec ma mémoire, surtout si cette disparition concerne des lieux et des objets culturels. Car je partage avec d'autres personnes cette particularité d'avoir vécu dans des endroits qui n'existent plus, qui ont été modifiés ou sont devenus inaccessibles, d'avoir évolué dans une culture en voie de disparition, d'avoir goûté des saveurs disparues. En somme, une très large part de mon vécu et de mon enfance s'est tout simplement évanouie, exclue du monde réel. Alors le doute peut surgir, sur tel décor, sur la réalité d'un lieu ou d'une couleur, et l'« autre » peut hésiter à croire mon récit. Si certaines personnes ont la chance de pouvoir déambuler dans les ruelles de leur enfance, fréquenter le domaine familial, croiser quotidiennement un élément architectural qu'ils ont toujours connu, cet avantage, si c'en est un, m'est irréalisable autrement que par l'imagination. Les rues d'Abu-Dhabi ont perdu leur configuration de 1976 ; les appartements de ma jeune enfance ont été détruits, remplacés ; l'ambiance culturelle des souks et des foules fait définitivement partie de l'histoire. La langue alsacienne s'efface, peu à peu, lâchant son dernier souffle dans un étrange reliquat inculte et mal prononcé ; je n'entendrai bientôt plus personne s'exprimer aussi naturellement que mes grand-parents. Voici 1 600 années d'une langue originale qui s'interrompent brutalement. La ville de ma naissance s'est transformée, les dernières résidences familiales connues appartiennent aujourd'hui à d'autres familles, complètement transformées. La population de la ville et sa culture ont entamé l'irrémédiable mutation du conformisme international, reléguant sa spécificité unique dans les fosses amnésiques, ressemblant au fil des ans à n'importe quelle autre ville européenne, voire au cosmopolitisme de n'importe quel aéroport, de n'importe quel supermarché.

    L'« autre » devra se fier à ma bonne foi, mon vécu devient fiduciaire, sa valeur rejoint celle du simple objet imaginaire, du souvenir. Fort heureusement, l'existence se fonde aussi sur l'avenir et le présent, mais n'avoir plus aucune trace concrète de son univers antérieure engendre tout de même ce sentiment désagréable de provenir d'une construction onirique. D'autres pourront éventuellement convoquer le réel palpable, en cas de doute, ou pour le plaisir de revivre intensément, au présent, les sensations antérieures. Pour ma part ce lien au réel est irrémédiablement rompu, comme avec les morts. Mon vécu est peuplé de morts, je ne suis sans doute pas le seul, il se « fantômise » et m'ouvre une belle perspective inversée d'idéalisation.


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  • Les oiseaux communiquent entre autres en chantant. Qu’en pensent les oiseaux ? L’être humain se montre tout aussi sensible aux mélodies, la musique est d’ailleurs considérée comme un langage que les compositeurs classiques avaient su magnifier, et dont on explore les limites dans l’électro-acoustique. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi, les reproductions de mélodies de la Grèce antique, en dépit de leur nature hypothétique, transmettent à l’esprit qui les écoute une atmosphère troublante et hypnotique, trahissant le vertige éprouvé jadis face aux abîmes sombres et insondables des orifices de la Terre, des eaux profondes, des béances de l’esprit, du ciel nocturne ou des ombres forestières, d’où émanaient bruits, silhouettes fantômes, odeurs, sensations toutes plus étranges les unes que les autres. Les musiques méditatives de l’Inde ancienne s’accordent étonnamment bien aux enregistrements sonorisés de l’activité stellaire — soleils, pulsars et autres corps —, laissant imaginer une forme de cohérence globale  étendue à l’ensemble de l'univers dont nous faisons intégralement partie. Notre soleil émettrait en effet lui aussi des vibrations acoustiques, en sol dièse, comme nous l’apprend l’héliosismologie. La musique traditionnelle chinoise excite nos souvenirs d’un cosmos immédiat, le mouvement de ses vents, liquides, végétations et créatures. Le didgeridoo aux cinquante noms vibre comme une gorge profondément universelle, égarée dans des futaies humides ou des sillons alpins.

    Notre psychisme entre donc en résonance avec certaines sonorités, variations, compositions ou déclinaisons vibratoires, en fonction du vécu de chacun, d’une part, et peut-être aussi de celui, très ancien, pour ne pas dire archaïque, gravé par le temps et l’épi-génétique dans le schéma d’un arrangement neuronal au fil des générations. Ainsi serions-nous programmés pour, mentalement, sursauter au cri d’un nourrisson, nous serions tous sensibles au même tintement bien déterminé d’un réveil ou au timbre particulier d’une voix chantée. Et pour ne prendre ici en compte que les goûts archaïques considérés comme ataviques, sous une quasi universalité humaine, venons-en à la voix, féminine en particulier, disons plutôt aiguë, qui sait engendrer chez certains des sensations proches de l’orgasme, via la tempête chimique qu’elle produit. Clare Torry en est une illustration. Inégalée dans sa performance vocale, singulière et spontanée, au service des Pink Floyd, dans son interprétation du Great Gig in the Sky (Dark Side of the Moon), sa voix parvient à évincer sa personne pour n’être plus qu’un flux, traversant nos tympans, dévalant la cochlée, se déversant par les voies nerveuses jusqu’à nos entrailles et nous transportant loin dans les origines de l’humanité, peut-être jusqu’à un temps postérieur au langage, où nous interagissions sans mots ni représentations. La voix de Janis Joplin emporte certaines personnes dans les fonctions premières du cri, désinhibée par la drogue et l’accompagnement de guitares électriques, extensions instrumentales de la voix. On éprouve par la voix de la chanteuse des Protomen cette inexplicable vibration à l’échine, dès qu’elle explore les fréquences primitives du nourrisson, dans son interprétation de Hold Back the Night. Ces lignes hautes et pointues titillent nos consciences intimes. Le cri des guitares électriques des Funkadelic ébranlent plus encore nos impressions intérieures dans l’étrange Maggot Brain, sous les doigts d'Eddie Hazel. Ennio Morricone exploite cette même sensibilité naturelle dans certaines de ses œuvres, via l’organe de Susanna Rigacci qui nous projette vers les noyaux de l’existence, dans Ecstasy of Gold

    Alors on comprend mieux cette passion des castras, les transes par les voix et les chants des sirènes, cette recherche du chant sacré, l’ivresse des concerts (hors effet de foule), etc.


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  • « I am going out of my head », Little Anthony meilleur interprète du soi qui s'excapite, sans doute à cause de sa voix, d'abord, puis du mouvement de sa propre tête, indéfinissable, pourtant moins ondulant que Frankie Lymon.

    Hors de sa tête, perdre sa tête, Saint Denis la ramassa comme un objet transitionnel, suscitant la frayeur de son tyran, nous l'avons désormais un peu tous à l'extérieur, et la contemplons sans nos yeux, du bout des doigts. Maggot Brain nous enseigne le voyage de l'esprit, par les vibrations acoustiques, souvent proches du cri, primal, de l'aube des consciences, ou primordial, qui signe le déploiement pulmonaire. Et nous en venons au fait : la tête d'où exhalent nos pensées se dissocie de ses produits et la respiration l'y entraine jusqu'à l'oubli de soi.

    Et voici la demi lune croissante, sertie dans la nuit comme un œil enivré ; plus nous devenons intelligents, plus nous absorbons la lumière, nous étendons un trou. Une multitude de plis et de crevasses rendent la superficialité opaque, de plus en plus opaque, de plus en plus de plis, d'innombrables ciselures capturent nos lumières jusqu'au néant du grand noir. Heureux hasard de la nature, les trous noirs de l'univers aspirent eux aussi l'énergie, la lumière, la matière, vers on ne sait où, comme on s'épuise à se rendre compte, et le laser femtoseconde rend le métal noir, multipliant les surfaces.

    Nous finirons tous par y sombrer, en corps ou en cendres, après que se sera éteint la chandelle, puis la tête. 


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  • C'est en lisant de vieux blogs qu'on prend parfois conscience de l'absence totale de perspective dans une existence, en l'occurrence la mienne, au fil du temps. Les souvenirs d'enfance et quelques photographies du passé nous donnent l'illusion d'un écoulement linéaire, du passé vers le futur, ponctué d'une successions d'évènements plus ou moins mémorisés, qui en tout cas semblent façonner notre vécu selon des points de fuite bien identifiés. 

    Et pourtant, avec l'âge sans doute, constatons-nous par indices souvent discrets le caractère finalement informe du temps rapporté à l'existence, le vécu oscillant d'une forme à une autre, bien plus que tridimensionnelle. Le temps devient malléable, et l'on s'étonne en revoyant le visage jadis familier d'une ancienne connaissance, des modifications plastiques qui trahissent soudainement le temps écoulé entre la dernière entrevue et le présent, alors même qu'on pense n'avoir quitté la personne qu'il y a peu. J'avais étudié chez l'âgé les modifications de la notion subjective de temps, la personne hébergée en maison de retraite (EHPAD) finissant par perdre le rythme de la vie quotidienne active, pour se plonger dans une forme d'atemporalité mêlant le passé au présent, ceci hors processus pathologiques, du fait sans doute, spéculais-je, d'une rupture d'avec le monde extérieur et de l'instauration d'une vie routinière, absolument sans autre nouveauté que le menu des repas, et encore. 

    Elle est terrible cette expérience de sentir son esprit évoluer sans vieillir, puis se rendre compte au premier trou de semelle de l'âge des chaussures (10 ans déjà, le cuir à peine plissé, un record de consommation durable… ) ou d'autre chose, comme si le temps avait mentalement perdu l'importance existentielle de l'enfance ou de l'adolescence, avec tout de même cette impression de voir les évènements extérieurs défiler à une vitesse folle. Dans un tel état l'existence perd toute perspective, en ce sens qu'elle s'étale comme une nébulosité à plusieurs dimensions, proche de l'expérience des poètes du wuwei () ou des pratiquants du zazen, sans points de fuite, ni horizon, conservant toutefois l'ordre chronologique des évènements.

    Peut-être est-ce l'effet d'une expérience standardisée, un sentiment commun d'uniformité temporelle, où le vécu se réduit à la boucle routinière des chaînes d'information continue, lesquelles nous maintiennent dans une attente perpétuelle sans nouveauté ; encore et toujours le même permanence du climat électoral, cette obsession des présidentielles aussitôt les dernières achevées ; encore et toujours les faits divers insignifiants primant sur le reste, se succédant les uns les autres chaque semaine, accidents, Noël-pâques-nouvel-an… migrations estivales, rentrées, soldes… les mêmes événements, sans fin, l'éternel recommencement empressé de se reproduire.


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  • Bientôt la fin de la semaine, une course encore effrénée où s'égrainent les jours l'un après l'autre sans qu'on n'ait eu le temps d'apprécier les nouvelles couleurs de la saison qui s'annonce. Le regard change de perspective. La Nature paraît tant s'éloigner de l'attention qu'on ne prend même plus garde à la métamorphose des insectes. La perception des saisons désormais se transmet par le vêtement, la mode, les annonces météorologiques et l'heure, celle d'été, celle d'hiver.

    Adieu feuilles mortes orangées, fruits, insectes, fleurs… La saison nous est annoncée dans la presse comme une catastrophe, un bouleversement brutal, l'hiver trop froid, l'été trop chaud, et leurs victimes. Les centres commerciaux nous donnent le rythme des transitions par le calendrier commercial, les soldes d'été, les collections d'hiver, dans une anticipation trop précoce. 

    Je rêve d'une urbanisation envahie de nature, parcourue de trottoirs couverts de gazon, de rues porteuses d'arbres et de buissons. Je rêve de jardins, ci et là, en carré ou en rond, polymorphes, subtilement chaotiques. Ici en l'honneur d'une fontaine, là tout autour d'une sculpture, avec des bancs, où l'on pourrait s'asseoir longtemps, sans avoir l'air de tuer le temps. Mais les objections ne tarderaient pas, nous entendrions parmi les reproches celui du coût d'entretien. L'entretien, l'entretien, quel entretien ? La génétique ne permettrait-elle pas de limiter la hauteur des herbes, le développement d'arbres résistants, aux épaisses futaies ?

    Nos villes manquent de l'effet d'apaisement contenu dans la nature quasi domestiquée, laquelle reste pourtant tout aussi primordiale que la culture.


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